De l’image

Ce site est consacré à ma démarche photographique. Étant sensible aux bouleversements sociaux et inscrite dans un monde inégal qui n’arrive pas à se libérer d’un avenir bitumineux, la production d’images a toujours été pour moi un refuge. Pourquoi partager ma démarche demeure une question à laquelle je n’ai pas encore su répondre. Ayant été incapable de dire pourquoi ne pas la partager est sans doute ce qui a donné naissance à ce site.

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Quand on y pense un peu, la photographie, ça peut devenir compliqué. Je n’utiliserai pas le langage universitaire, mais je vais juste donner un aperçu d’une chose qui semble toute simple, mais qui cache un degré de complexité fort peu reconnu.

En photographie, disons qu’il y a d’abord celle ou celui qui prend la photographie, appelons le « photographe » pour généraliser. Il sélectionne une partie du réel devant lui, cette sélection répond à un désir, à une volonté de saisir quelque chose. Au-delà de cette pulsion d’appropriation, de cette aspiration à saisir une réalité qu’il observe, il y a une manière de le faire. Cette manière de le faire, il l’a apprise, développée, il l’a échangée avec d’autres. C’est une forme de savoir soumis à la discussion intérieure et avec d’autres. Mais dans tous les cas de figure, cette façon de faire est fortement connotée socialement par le biais de sa culture. En résumé, il y a un premier mouvement, plus personnel, le mouvement où le photographe décide de quelle partie du réel retenir. Il semble provenir d’un lieu intérieur qui lui est propre où s’enchâssent son désir et sa volonté. L’autre mouvement s’exerce par l’individu certes, mais il prend sa source dans la culture, cette même culture qui est historiquement et socialement construite. L’image produite est donc à la rencontre de ces deux gestes incontournables.

Incontournable, car la photo ne peut exister sans ces deux mouvements qui vont à la rencontre l’un de l’autre. Incontournable aussi parce que de tels gestes peuvent se faire sans que le photographe s’en rende compte, ou pire encore, sans que le photographe veuille s’en rendre compte. Mais que la conscience du photographe soit là ou pas, ces deux mouvements se produisent. L’aboutissement, cette rencontre est déjà quelque chose d’original, de non reproductible de façon mécanique.

Mais cela peut aussi se charger d’une intention du photographe, celle de dire quelque chose à partir de ce qu’il sélectionne visuellement et sa façon de cadrer l’image. Pour dire quelque chose, il s’approprie le réel devant lui pour le faire parler, il lui donne une interprétation. Là, ça devient encore moins simple. Le réel, disons qu’il emprunte, peut relever d’une autre culture que la sienne, à ce moment-là comme dans tous les cas, le réel est le fruit lui aussi d’une construction sociale. C’est plus évident avec une ville, disons étrangère. Les différences sont plus visibles et plus marquantes. Mais la propre ville du photographe est aussi construite socialement. Même dans un paysage, on y voit un type d’agriculture (riz, bananeraies, champs de blé, etc.) ou une foutue tour hydroélectrique comme au Québec. Mais dans le réel capté par le photographe, il peut y avoir des gens qui, en voyant les mêmes choses, ne les interprètent pas du tout de la même manière. Le photographe peut même faire dire à la même chose, des significations opposées. Il peut aussi offenser de la sorte des gens qui vivent une réalité seulement différente de la leur. Prenons l’exemple d’une image prise dans une campagne pauvre. Chez le photographe, elle voudrait manifester de l’indignation contre l’injustice sociale. La personne photographiée peut y voir, elle, un mépris de son mode de vie, de sa condition. Ce type de malentendu peut se produire lorsque le photographe est confronté à une culture étrangère et même dans sa propre culture. L’expression radicale de cela est le refus de se faire photographier. C’est en quelque sorte le choc de deux consciences qui se rencontrent et parfois s’opposent.

Un autre visage de cette même problématique, c’est la question de l’interdiction de photographier des gens dans leur espace privé et même dans l’espace public, à moins que la présence de la personne soit dans un lieu où elle accorde de manière implicite le droit à l’image. Lors de la prise de vue, on effectue donc forcément un troisième geste incontournable, celui de la rencontre avec un Autre. J’ai mis une majuscule pour souligner le caractère universel de la rencontre. La preuve qu’il y a une rencontre, c’est que le droit à la vie privée vient donc s’interposer entre la réalité et l’image. Quand on y pense, c’est assez fulgurant qu’une drôle de réalité vienne bloquer l’image. C’est une réalité abstraite en quelque sorte, c’est la réalité juridique. C’est un texte de loi, qui n’est qu’un bout de papier, mais qui a le pouvoir de contrainte juste parce que les hommes y accordent une certaine légitimité. Ce n’est rien de physique qui bloque comme un carton ou une main, mais une contrainte non matérielle, mais une contrainte tout de même.

Sur un autre registre, on peut se demander si l’Autre existe lorsqu’il n’y a pas de personnage dans l’image. Au fond, qu’il y ait une personne physique ou pas ce n’est pas très important puisque les éléments photographiés ont bel et bien été produits par quelqu’un. Les choses qui sont là devant le photographe ne sont ni plus ni moins que des témoins de quelqu’un d’Autre. Dans la même ligne de pensée, lorsque l’on fait un autoportrait, ce n’est ni plus ni moins qu’un effort du photographe, étant prisonnier de sa conscience, qui tente d’avoir une image extérieure de lui-même. Faire un autoportrait c’est donc aller à la rencontre de soi-même, aller à sa propre rencontre un peu comme si nous admettions que nous ne pouvions pas complètement nous saisir, sans nous voir. L’autoportrait c’est tenter de faire notre propre connaissance un peu comme si nous admettions qu’il y a une part d’autre en nous. Ce qui témoigne bien de cette distance avec nous-même est lorsque nous vieillissons et que nous regardons des images de nous plus jeune, notre conscience est intriguée. C’est la même personne, mais plus tout à fait la même. Le corps, les vêtements, le lieu ont changé et parfois c’est la distance intellectuelle avec nous-même qui a changé. « Regarde ma coupe de cheveux, en plus ils étaient noirs ». Ou bien encore « Ah ! regarde la naïveté de mon sourire, c’était avant que… ».

Lors de la prise de vue, il y a donc trois mouvements incontournables. Celui du désir du photographe à saisir une réalité, celui du façonnement social et culturel de la vision du photographe pour saisir cette réalité et la rencontre avec l’Autre qui a tout son bagage socioculturel et sa propre conscience.

Le pire c’est que c’est encore plus compliqué que cela. Plus compliqué parce que le fameux Autre, il n’est plus seulement Devant la caméra que j’utilise, il s’est aussi infiltré Dans la caméra que j’utilise. Ce n’est pas que je veux absolument faire compliqué, mais les moyens techniques que nous utilisons sont de plus en plus commandés par des algorithmes conçus par d’autres, mais qui interviennent dans la production de nos images. La stabilisation d’image, le correctif d’exposition, le foyer automatique et j’en passe. Combien de fois n’avons-nous pas maugréé après certains de ces automatismes… qui, disons-le aussi, nous aident pas mal. Cette assistance technologique sera démultipliée lors du traitement numérique de l’image. Pour s’en convaincre, mettez un néophyte devant des logiciels comme Photo Shop ou Affinity. Vous verrez qu’ils seront confrontés à un mur d’incompréhension. S’approprier ces logiciels, c’est s’approprier ce que les autres ont programmé pour nous aider à finaliser nos images, c’est profiter de leur intelligence « mise en boîte » dans des codes de programmation et des algorithmes.

Je ne m’éterniserai pas sur la complexité, mais ajoutez à cela ce qui se produit quand une personne regarde l’image produite par le photographe. Tout comme en littérature où l’on dit qu’il n’y a pas de récit sans lecteur, une image cachée dans un tiroir ne veut pas dire grand-chose. Mais lorsqu’elle est diffusée et exposée au regard d’une autre personne, une autre conscience avec son individualité et sa construction sociale un autre processus se met en œuvre. Ce dernier mouvement serait donc le quatrième à s’effectuer dans le geste photographique ; celui qui incorpore le spectateur.

À plus d’une occasion dans ce court texte, j’ai souligné la contribution socioculturelle sur les acteurs du geste photographique. Cette contribution sera aussi présente de par la mécanique qui fera voir la photographie prise par le photographe. Il y a une énorme sélection qui s’effectue lors de cet exercice de visibilité. Les journaux vont souvent choisir des images qui illustrent leur orientation politique, il y a le monde des Arts qui ne prendra que certains types d’images, celles qui correspondent à la tendance « culturelle » du moment. D’autres magazines retiendront plus les images de paysage ou d’aventure. Comme nous l’avons vu, il n’y a pas de lieu neutre en dehors du social. Même si l’on veut taire le social dans une image, il se glisse en sourdine à chaque fois. Même les images déconstruites en art, par exemple, illustrent par cette déconstruction un effet de mode, une tendance artistique.

Le photographe en faisant son image déclenche une mécanique complexe, entre sa conscience et celles des Autres, dans un lieu familier ou totalement étranger, entre une construction sociale et une sélection sociale. Alors l’image et son sens se fraieront un chemin pour devenir la mémoire d’un autre, l’émotion d’un autre, le souvenir d’un autre.